La théorie du don développée par Marcel Mauss en 1925 (Mauss, 2003) nous apparait éclairante pour analyser l’engagement que nous voulons susciter chez nos étudiants, mais aussi l’engagement dont nous faisons preuve dans nos missions quotidiennes d’accompagnement et de transmission.
Dans son « Essai sur le don », Mauss étudie les sociétés archaïques et observe que les rapports sociaux ne reposent pas sur des contrats, ni sur le marché (achat – vente), ni encore sur le troc, mais bien sur le don : les sociétés primaires s’affrontent à travers une « guerre de générosité » (capacité à donner plus que son adversaire) dont découlent finalement des alliances et de la coopération, plutôt que de la défiance et de l’hostilité.
Ce que découvre Mauss viendra nourrir la sociologie, l’économie ou encore les sciences de gestion et du management, en permettant de dépasser la figure de l’homo-economicus animé par la recherche d’optimisation de sa satisfaction individuelle. En effet, dans le cadre de nos socialités primaire (amis, proches, famille, …) et secondaire (relations professionnelles, école, …), l’échange se construit non pas sur une double dimension (donner et recevoir et/ou donner pour recevoir), mais sur une triple dimension : donner, recevoir puis rendre.
Donner c’est donner un peu de soi-même, de ce à quoi on attache de la valeur, mais aussi renoncer aux choses auxquelles on tient. C’est un temps productif fait de liens, de plaisir d’être ensemble, d’échanges informels, de services, de soutien …
Recevoir c’est accepter de s’endetter, en repoussant à plus tard le contre-don. Cela implique que l’on accepte d’entrer dans le jeu de la relation, de l’inscrire dans la durée et la confiance.
Rendre signifie « donner à son tour », et non redonner au donateur ce que ce dernier lui a remis, ce serait alors renier le lien contenu dans le don. Les contre dons demeurent libres ET obligatoires : ce n’est pas une obligation contractuelle mais il y a une incitation sociale à rendre le don (il apparait socialement peu acceptable de ne pas rendre une invitation !). Ne pas pouvoir rendre ou ne pas pouvoir rendre à la hauteur de ce que l’on a reçu, c’est aussi se maintenir dans une position d’infériorité vis-à-vis du donateur.
La logique du don / contre don propose une analyse globale de l’implication des individus dans les organisations (Pihel, 2008 ; Godbout, 2000 ; Caillé, 2000) : les comportements sont régis par des considérations intéressées (reconnaissance, salaire) et obligées (remplir ses missions), mais aussi désintéressées (spontanéité, altruisme, sacrifice) et libres (faire plus ou ne pas faire). Si la légitimité du don / contre-don en entreprise est depuis quelques années questionnée (Pihel, 2010 ; Adla, 2019 ; Adla & Gallego-Roquelaure, 2023) en raison des écarts constatés et/ou ressentis entre ce qui est donné par les uns, reçu et rendu par les autres, Alter (2009) défend que le don constitue un levier de coopération dans les organisations, un moyen de recréer en permanence du lien social. Le don serait en effet une formidable opportunité de :
- Prendre le temps de perdre du temps : si l’on s’en tient à une vision purement taylorienne, le lien social reste improductif. Pourtant les pratiques du management recommandent que les individus aillent au-delà des processus établis, s’entraident, partagent des informations et des ressources. Les relations de travail s’enrichissent lorsque les échanges dépassent leur caractère strictement utilitaires.
- Servir le collectif : la réciprocité du don / contre don ne s’exerce pas uniquement entre deux individus, mais entre l’individu et la communauté : elle profite donc à un tiers qui peut s’apparenter entre autres à un projet, à un groupe ou à l’entreprise. On parle dès lors de réciprocité généralisée ou élargie. En mobilisant la triple obligation, les dons / contre dons (horizontaux et/ou verticaux) deviennent garants de coopération entre les membres d’une même organisation.
- Promouvoir la reconnaissance : considérer le don dans nos relations de travail ou d’apprentissage, c’est accepter de reconnaitre qu’on m’a donné, que j’ai accepté de recevoir et donc que je m’engage à donner à mon tour. Le don atteste de notre gratitude, reconnait nos contributions et la confiance que nous nous portons.
Au total, si s’engager s’apparente à une forme de don, alors il devient nécessaire de considérer les leviers de l’engagement (au profit de qui / quoi que ce soit : entreprise, études, relations, …) à l’aune des obligations qui sont adressées à qui accepte de le recevoir : préserver le lien, maintenir des relations de confiance, inscrire dans la durée la solidarité repose sur la réciprocité et la nature libre mais obligatoire du contre don.
Lucie COULON-PUECH
Professeur Permanente EGC Occitanie
Chargée de mission Enseignement / Coordination EGC Occitanie
Responsable Bac +5 Management stratégique et marketing digital
EGC Occitanie
Lucie COULON-PUECH est professeure permanente à l’EGC Occitanie, responsable du Bac +5 Management stratégique et marketing digital, et chargée de mission.
Elle est titulaire d’un Doctorat en Sciences de gestion, sa thèse de doctorat a pour thème de recherche “Processus intrapreneurial : entre temps alloué et temps autosaisi“. Elle a été, entre 2015 et 2020, avant de rejoindre l’EGC Business School, Maître de Conférence au sein de l’Université Paul Sabatier Toulouse III, ses enseignements portaient notamment sur les thématiques suivantes : stratégie d’entreprise, marketing opérationnel, stratégie et organisation à l’international, économie, économie internationale.
Bibliographie
Adla, L. (2019). Les mécanismes du don/contre-don: un chaînon manquant entre la GRH et l’innovation en PME. Revue internationale PME, 32(3), 231-259.
Adla, L., & Gallego-Roquelaure, V. (2023). Bâtir une GRH inclusive en PME au travers des relations de don/contre-don entre dirigeant et salariés. Relations industrielles/Industrial Relations, 78(1).
Alter N. (2009), Donner et prendre, la coopération dans l’entreprise. Editions La Découverte.
Caillé A. (2000), Anthropologie du don. Le tiers paradigme. Desclée de Brouwer.
Godbout J.T. en collaboration avec A.Caillé (2000), L’esprit du don. La Découverte.
Mauss M. (2003), Essai sur le don. Formes et raisons de l’échange archaïque. Sociologie et anthropologie, PUF.
Pihel L. (2008), « L’emploi durable, une relation de type don/contre-don. De la validation aux enseignements d’un paradigme. ». Relations Industrielles/Industrial Relations, vol.63, p. 502-526.
Pihel, L. (2010). La relation salariale moderne. La dynamique du don/contre-don à l’épreuve et dans l’impasse. Revue du MAUSS, (1), 195-213.
[1] Les nouvelles conditions de l’engagement (Les nouvelles conditions de l’engagement) 2024, The Boson project